Les qualités d’un bon bridgeur… vues par Hercule Poirot
Par Micheline Chaoul
Hercule Poirot recevait ses amis le capitaine Hastings et l’inspecteur Japp. La conversation roulait sur le meurtre récent qui avait eu lieu lors d’une partie de bridge, et tout naturellement on en vint à parler du jeu lui-même.
— Je crois que vous êtes tous deux d’assez bons joueurs, dit l’inspecteur. Pourriez-vous me conseiller ? Mon beau-frère, qui a appris il y a peu, me demande comment il faut faire pour progresser, et personnellement j’aimerais bien ne pas voir mon épouse me faire les gros yeux chaque fois que j’étale le mort ou quand je chute un contrat paraît-il « sur table ».
Poirot prit la parole :
— En gardant toujours en alerte ses petites cellules grises, mon ami ! S’agissant de quelqu'un qui vient d’apprendre, il doit s'entraîner en « parties surveillées » dans son club, les joueurs ont auprès d’eux un moniteur qui les aide dans les enchères et le jeu. Il ne faut pas hésiter à remettre les donnes « Cartes sur Table » pour déceler l’erreur d’enchère qui a conduit à choisir le mauvais contrat, ou le plan de jeu illogique qui vous a fait chuter, ou, si vous êtes en flanc, qui a donné une levée à l’adversaire. Il est souvent utile de prendre des notes, de refaire la donne chez soi, pour bien assimiler la technique.
Hastings renchérit :
— Et surtout, il faut jouer ! Assister à des cours n’est profitable que si l’on met ce que l’on a appris en application. Il ne faut pas avoir peur, dans ces séances, tous les participants sont au même niveau, il faut ranger sa fierté dans sa poche. Vous faites une faute, votre adversaire de droite en fera une juste après, c’est ainsi que l’on progresse.
— Mais il arrive qu’une partie soit ennuyeuse, reprit l’inspecteur. Il y a quelque temps, j’ai joué en famille, ce fut laborieux : pas de jeu, des petits contrats inintéressants, peut-être une manche mais où il fallait seulement tirer ses levées, une chute simplement due à l’oubli d’un atout, il en fut ainsi toute l’après-midi.
— Ah, mon ami ! Dit Poirot. Je crois que vous connaissez le Superintendent Battle, de Scotland Yard comme vous.
— Certainement, il est un excellent enquêteur, très respecté dans la maison. Serait-il aussi un bon bridgeur ?
— Mais oui, et même il est mon partenaire lorsque notre club organise des tournois. Vous auriez intérêt à le regarder jouer : qu’il soit déclarant, mort ou en flanc, son attitude est la même, il est un exemple de ce que vous appelez « le flegme britannique ». Il joue avec autant d’application un contrat de « Deux Carreaux » qu’un chelem, soigne son jeu de flanc en respectant la « parité » même s’il n’a qu’un ou deux points dans sa main, et de plus garde toujours un rythme de jeu égal et ne discute pas des donnes, ce qui fait que nous ne courons pas le risque de terminer en retard lors d’un tournoi. Vous auriez intérêt à prendre modèle sur lui, Hastings, vous qui sursautez si vous trouvez les atouts 4-1 ou ne pouvez vous empêcher de faire remarquer son erreur à votre partenaire. Il s’en est rendu compte, inutile d’ajouter à son agacement ! Quand nous jouons, le travail de nos petites cellules grises ne doit pas se laisser perturber par la chute d’un objet, les bavardages de notre chère Mrs Ariadne Oliver ou la pétarade d’une moto à l’extérieur…
— Poirot, vous exagérez, comme toujours ! Vous me faites passer pour un bridgeur émotif…
— Tout le secret, mon ami, est de ne pas le montrer…
Le jeu en tournoi — vu par Hercule Poirot
Par Micheline Chaoul
Ce fut chez le capitaine Hastings que l’inspecteur Japp eut de nouveau l’occasion de rencontrer Hercule Poirot, à qui il brûlait de demander de nouveau des éclaircissements au sujet du jeu de bridge.
— Vous allez peut-être pouvoir éclairer ma lanterne, dit-il à ses amis. Mon épouse participe depuis longtemps à des tournois et m’en a vaguement expliqué le déroulement, mais je n’ai pas bien compris.
— Très simple, dit Hastings. Les compétiteurs ont tous les mêmes jeux, placés dans un étui, et ils changent d’adversaires toutes les deux, trois ou quatre donnes. Deux joueurs sont Nord-Sud, ils restent fixes, deux autres sont Est-Ouest, ils changent de table.
— Mais, reprit l’inspecteur, comment calcule-t-on les résultats ? J’ai l’habitude des scores de « partie libre », la feuille divisée en quatre, où l’on marque les points de chaque équipe.
— La marque diffère, dit Hastings. En tournoi, la vulnérabilité est fixée d’avance sur les étuis, et il y a des primes de manche. Le résultat se fait en comparant les divers scores. Tenez, regardez…
Hastings sortit d’un tiroir une feuille de marque où était transcrite une donne, avec les contrats joués, ainsi que les notes correspondantes, et la montra à Japp, qui hocha la tête et dit :
— Ah, mais, si je comprends bien, en tournoi, le résultat vaut par rapport à ce qu’ont réalisé les autres joueurs, alors qu’en partie libre, chaque camp fait le total des scores.
— Bien raisonné, inspecteur ! dit Poirot. Vous venez de réussir une enquête : en effet, si, en partie libre, on peut se plaindre de « ne pas avoir de jeu », en tournoi, cet argument ne tient pas, puisque tout le monde a les mêmes donnes, avec du jeu ou pas.
L’inspecteur Japp réfléchit un instant et formula tout haut une pensée qui lui venait :
— Sur votre feuille, je vois que la plupart des joueurs en Nord-Sud ont réussi le contrat de 4 Cœurs, et ont marqué, d’après votre barème, 620. Mais je vois ici, en Est-Ouest, un 4 Piques contrés moins deux, qui rapporte seulement 300 aux Nord-Sud. Donc, les Est-Ouest, en chutant, ont eu une bonne note ?
— Bravo, inspecteur ! En effet, il s’agit de la donne 12, les Nord-Sud étaient vulnérables, les Est-Ouest non. Dans ce cas, on peut tenter un contrat « de sacrifice », d’autant plus que, vous voyez, Est est chicane à Cœur et a six Piques.
— Gagner en chutant… je ne vous imagine pas, Hercule, reprit Hastings, vous aimez trop réussir…
— Vous vous trompez sur mon compte, mon ami ! Il faut parfois faire un sacrifice, je ne manque jamais d’utiliser cette stratégie. Il en est de même de mon partenaire habituel, le Superintendent Battle. C’est ainsi que nous avons gagné le tournoi de Brighton l’été dernier.
— Poirot ! s’exclama Hastings. Vous m’avez confié ne pas jouer en tournoi… Et vous ne m’avez pas dit avoir gagné…
Poirot eut un geste de la main signifiant qu’il attachait peu d’importance à ce fait. Ses deux amis se regardèrent : cet excès de modestie était étonnant chez le détective belge.
— Il est plus excitant d’analyser une donne, de trouver toutes les possibilités du jeu du déclarant et du flanc, que de gagner contre des personnes qui cherchent à acquérir des points d’expert ! Quand je joue, je m’occupe de la donne en cours, pas du pourcentage que j’espère réaliser !
Tosca, version bridgeurs :
(Humble hommage à Victor Mollo…)
Par Micheline Chaoul
Je viens de visionner l’opéra de Puccini « Tosca » dans la mise en scène de Zeffirelli, au Metropolitan de New York en 1985. Evidemment, fabuleux. Même si on a du mal à oublier Maria Callas…
Mais j’ai fait une découverte (ou plutôt, c’est Sami qui m’a fait cette suggestion, gardons-lui les droits d’auteur !) : « Tosca » est un opéra pour bridgeurs. Eh oui ! Mais pour bridgeurs à l’esprit tordu…
Examinons : ils sont quatre protagonistes : la cantatrice Tosca, son amant le peintre Mario, le méchant Scarpia et le rebelle poursuivi, Angelotti. Dans l’histoire, les quatre meurent !
► Nord, donneur : Angelotti : poursuivi, il se suicide avant l’arrivée des gardes. Ici, il est donneur, il arrive en retard, essoufflé, regarde rapidement ses cartes, et il PASSE. Exit.
► Est, Scarpia : là, c’est plus compliqué, il est tué par Tosca, qui feint d’accepter de se donner à lui pour épargner Mario. En tant que bridgeur, il sort le carton « PASSE », le pose, regarde à nouveau ses cartes et dit « non, pardon, je voulais dire… » et il met la main sur une enchère. Les adversaires refusent : si l’on peut reprendre une enchère erronée, genre « 1 ♥, non, pardon, je voulais mettre 1 ♠ », le fait de passer puis de mettre une enchère est un « changement d’intention », on n’a pas vu un As, ou on n’a pas vu que l’on avait 6 ♥ ou 6 ♠, donc un 2 faible, etc… Là, cela donne un renseignement au partenaire. Les adversaires, donc, protestent, et Tosca, pour arrêter la discussion, appelle l’arbitre. Celui-ci signale que l’enchère « Passe » ne peut être changée, et que la partenaire de Scarpia (ici Tosca) ne peut tenir compte de l’intention de changer.
► Sud, Mario : il est exécuté sur l’ordre de Scarpia. Ici, il se dit « tiens, l’autre a donc du jeu ». Il a l’ouverture, mais une main plate, il feint l’indifférence et PASSE, attendant de voir, se disant que les adversaires risquent d’empailler une manche ou de ne pouvoir faire le compte des mains…
► Ouest, Tosca : se jette du haut des murs en constatant la mort de Mario. À la table, elle se dit qu’elle a peut-être fait une bêtise en appelant l’arbitre. Elle a un peu de jeu, elle pourrait ouvrir, mais « ne doit pas tenir compte du fait que son partenaire voulait ouvrir ». Apparemment, ils ont quelque chose à jouer, mais est-ce qu’il a planqué un As, donc a 13-14 points, et ils ont une manche à jouer, ou 6-10 points avec six cartes à ♥ ou à ♠, dans ce cas il a un 2 faible, et il y a une partielle, mais on risque de donner aux adversaires l’occasion de parler… Et est-ce que l’un des adversaires n’a pas commis une erreur (Angelotti n’a pas pris le temps d’examiner son jeu), ou est-ce que Mario lui joue comme d’habitude un tour de cochon, tout en lui faisant les yeux doux ? Elle a beau lui faire du pied sous la table, elle ne trouve pas la solution. Tant pis, je PASSE !
Quatre « PASSE »… Et en fait, une moyenne ! Parce que la donne est telle que c’est celui qui joue qui chute…
Je laisse aux experts le soin de bâtir une donne correspondant à l’anecdote…
Et puis, tenez, écoutez donc Maria Callas dans "Vissi d'Arte" :
Meurtre à la table de bridge, vu par Miss Marple
Par Micheline Chaoul
Chaque matin, Miss Jane Marple avait l’habitude de lire son journal, mais elle était de plus en plus déçue en constatant que la qualité du Daily Newsgiver baissait : mode, courrier du cœur, concours pour enfants, et se contentait de parcourir les rubriques « naissance-mariage-décès », en notant que, eu égard à son âge avancé, elle se trouvait davantage de connaissances dans la dernière. Elle survola quand même les titres, et un nom attira son attention : Mr Bennett, un new-yorkais, avait été assassiné par sa femme au cours d’une partie de bridge, les témoins avaient été leurs amis et partenaires de jeu les Hoffmann.
Ce qui suscita l’intérêt de Miss Marple ne fut pas qu’un Américain inconnu ait été trucidé par sa femme : ce genre de fait divers se produisait tous les jours. Mais, s’agissant de joueurs de bridge, on pouvait se demander ce qui avait causé cet événement. Quelle faute avait bien pu commettre cet homme ? Bien sûr, lorsqu’elle entamait une partie avec son neveu Raymond West et le Révérend et Mrs Pender, il arrivait que le pasteur se vît reprocher une mauvaise enchère ou une erreur de jeu par son épouse, mais cela n’allait pas jusqu’à l’injure, et le port d’armes lors d’une séance de bridge n’était pas de mise à St Mary Mead.
« Raymond doit en savoir plus », se dit-elle. Son neveu, qui habitait Londres, était un lecteur assidu du New York Times, et, connaissant le côté excessif des Américains au sujet du jeu en général et du bridge en particulier, il n’était pas possible que ce journal sérieux ne mentionne pas les détails de l’histoire, sous peine de perdre un grand nombre de lecteurs.
Un coup de téléphone satisfit Miss Marple. Son neveu possédait les numéros de la revue qui racontait l’histoire. Malheureusement, on ne savait pas grand-chose de la donne qui avait provoqué le drame, les témoins, très choqués, ne se souvenaient que du contrat — « quatre Piques » — et de l’entame de l’As de Carreau. Mais un expert du jeu avait tenté de reconstituer ce que l’on pouvait appeler le corps du délit, et Raymond promit de lui envoyer l’article qui venait de paraître.
Miss Marple tempéra son impatience jusqu’au lendemain, espérant que le facteur arrive à l’heure. Elle ouvrit l’enveloppe avec précaution, déplia la feuille, et fut quelque peu déçue : l’article contenait la donne — enfin, une donne possible — assortie des enchères et du déroulement probable du jeu, et l’expert promettait l’analyse pour le prochain numéro. Elle devrait encore patienter.
La donne se présentait ainsi :
Nord : Mr Bennett → ♠ RV985
♥ R762
♦ 85
♣ R10
Ouest : Mrs Hoffmann → ♠ 4 ♠ D72 ← Est : Mr Hoffmann
♥ D94 ++ ♥ AV3
♦ RV763 ++ ♦ AD1092
♣ D753 ♣ V6
Sud : Mrs Bennett → ♠ A1063
♥ 1085
♦ 4
♣ A9842
Les enchères firent sursauter Miss Marple : Nord ouvrit de 1♠, Est intervint à 2♦, Sud conclut à 4♠. « N’importe quoi ! pensa la lectrice, on a tout le temps d’intervenir avec le jeu de Nord… » L’entame avait été l’As de ♦, suivi du Valet de ♣, pris du Roi de Nord qui avança le Valet de ♠. Est ne couvrit pas. « Bien joué ! dit Jane, on ne couvre Honneur sur Honneur que si l’on espère affranchir une levée à sa partenaire, et Est sait qu’elle n’a qu’un seul atout. ». Effectivement, Nord mit l’As de ♠ du mort, rejoua ♠ et prit du Roi. Il coupa un ♦, joua l’As de ♣ et le 9 de ♣, couvert de la Dame, coupée : Mr Hoffmann surcoupa et joua As de ♥ et ♥, pris du Roi, mais Bennett ne pouvait plus monter au mort et le contrat chuta. L’expert signalait que, vu la façon dont Est avait joué, Nord pouvait tout de même gagner, la solution paraîtrait dans l’édition du lendemain.
Mais Miss Marple était trop impatiente pour attendre. Examinant la donne, elle se dit qu’effectivement, les deux messieurs avaient mal joué : Est ayant surcoupé prématurément et rejoué ♥, il était possible d’affranchir les ♣ du mort, à condition d’avoir gardé la coupe d’un ♦ pour remonter. Donc, après le Roi de ♣, As-Roi d’atout, As de ♣, 9 de ♣ couvert de la Dame, coupée, Est fait l’erreur de surcouper et de jouer As de ♥ et ♥, Nord remonte par ♦ coupé et tire les ♣ en défaussant 2 ♥…
La conclusion fut que si Mr Bennett avait demandé un contrat ingagnable, Mr Hoffmann le lui avait apporté sur un plateau en surcoupant le 9 de ♣ et en rejouant ♥.
Mais Mrs Hoffmann avait sans doute plus de patience et d’indulgence que Mrs Bennett…
Le lendemain, Miss Marple eut le plaisir de constater que son analyse s'était avérée juste. Et, quelques jours plus tard, Raymond lui envoya un article relatant le procès qui s'était ensuivi. Mrs Bennett avait été acquittée. Mais le journaliste, qui devait connaître le jeu de bridge, avait ajouté qu'elle aurait à présent un peu de mal à trouver des partenaires...
La chose allait de soi...